CHRONIQUE D’ENFANT 5 Le confit
Il y avais à mi-jardin un creux pentu dans le terrain que mon grand père avait mis à profit en
creusant et en montant un mur de soutènement. Il avait adossé à ce mur de remblai une solide cabane en bois dont la seule ouverture et éclairage était une porte grillagée à large
mailles.
Cet endroit était un lieu magique pour le petit garçon que j'étais. La cabane qui servait de clapier, de poulailler, et de grange avait une odeur délicieuse où se mélangeait les senteurs de la
provision de foin et de paille, des lapins et des poules.
Lorsque j'entrais dans cet endroit, il se dégageait une ambiance sensuelle, chaude et humide, une caverne sombre où il fallait attendre que les yeux se soient habitués à l'obscurité pour
distinguer les détails de ce petit monde plein de vie et d'activité.
Il y avait en hauteur cinq ou six cages à lapin avec, bien séparés, un gros mâle deux ou trois grosses femelles souvent avec des petits et des lapins à différents stades de croissance.
Mon grand père avait mille soins et (bien qu'il n'en parle pas), beaucoup de tendresse pour ces animaux, même si à la fin ils n'étaient là que pour être mangés.
Il avait une sorte de respect et d'amour des bêtes, sans la sensiblerie que nous éprouvons parfois maintenant, un sentiment qui ne nous est plus accessible de nos jours, une perte à mon sens, que
l'on ne peut plus comprendre avec nos poulets sous cellophane et notre lait en briques.
Je le revois revenant avec sa faucille et un
baluchon d'herbes, lavant soigneusement ses mains calleuses au lavoir dans la cour avec le bloc de savon de marseille.
Il prélevait dans le baluchon plusieurs poignées d'orties qu'il hachait menu avec soin, puis rajoutait d'autres herbes dont je ne connaissais pas le nom, puis du pain dur et faisait une pâtée qui
me semblait très appétissante qu'il disposait dans un plat de la cuisine et qu'il allait porter aux petits canards noirs et jaunes nouvellement éclos.
C'était un pur bonheur de voir ces petites peluches de plumes se disputer la meilleure place dans le plat avec de petits cris proche des ultrasons sous la surveillance attentive de la grosse
poule rousse qui les avait couvés.
En dehors des poules, des canards et des lapins qui fournissaient oeuf et viande tout au long de l'année, il y avait toujours deux énormes oies de guinée qui ne m'ont jamais aimé et dont je
craignais les traîtres coup de bec sur les mollets dés que j'avait le dos tourné, c'est pourquoi je m'éloignais toujours d'elles à reculons en tendant parfois, pas très rassuré, le doigt vers
elles en signe d'avertissement silencieux.
Tout ce petit monde à plume se promenait librement dans le jardin sans toutefois trop s'éloigner, (il fallait quand même parfois chasser les canards qui avaient découvert le carré de salades en
haut du jardin) et rentrait sagement à la nuit tombante, retrouvant son coin préféré pour dormir.
Il y avait dans le placard haut de la cuisine quatre grands pots ventrus en grés beige à l'ouverture chapeautée d'un papier sulfurisé attaché avec une ficelle nouée d'une baguellette.
Ma grand mère, au début de l'hiver, au moment où les oies étaient les plus fortes, faisait le confit dans une énorme bassine en cuivre qui mijotait longtemps sur la cuisinière à bois. Une fois
cuits à point, elle disposait chaque morceau avec soin jusqu'à former une couche qu'elle recouvrait soigneusement de saindoux jusqu'à remplir chacun des quatre pots.
En plus d'être délicieux, ce confit était une bénédiction, il servait à inviter un visiteur arrivant à l'improviste ou à se faire un petit plaisir de temps en temps. Ma grand mère, en bonne
maîtresse de maison faisait durer ses pots toute une année et ne se trouvait de ce fait jamais prise au dépourvu car avec les oeufs et les légumes du jardin elle était toujours à même de
concocter sans l'aide de l'épicier un copieux et savoureux repas.