CHRONIQUE D’ENFANT 2 Les anguilles

Une autre image parmi les premières qui se sont gravées dans ma mémoire de petit ce sont les anguilles.

Il y avait derrière la maison adossée au coteau une cour encaissée couverte d'une treille qui laissait filtrer une lumière vert tendre. On sortait de cette cour en montant trois marches pour déboucher dans le jardin.
 Le domaine clos de la cour offrait un champ de jeu dont je connaissais tous les recoins et toutes les richesses. Il y avait en particulier un grand baquet de bois, une demi barrique cerclée de fer et munie de deux poignées de métal sur les cotés et toujours à moitié remplie d'eau où je me plaisais à m'éclabousser à grands coups de plat de mains.
Un matin où je m'apprêtais à tâter l'eau claire, un monstre noir sortit sa tête de l'eau en ouvrant une gueule béante me faisant pousser un cri d'effroi. Après avoir bondi en arrière et m'être retrouvé sur les fesses, je revins avec précaution vers le baquet levant la tête lentement jusqu'à avoir les yeux à ras du bord et là, horrifié en même temps qu'irrésistiblement attiré, il y avait bien non pas un mais deux monstres brillants et noirs qui tournaient sans arrêt autour de leur prison circulaire.
 Mon grand père, fin braconnier devant l'éternel étais rentré avant l'aube avec le lourd fardeau de ces deux énormes anguilles.

Quelques années plus tard, j'avais huit ans alors, il m'initia entre beaucoup d'autres choses à ce braconnage qu'il ne faisait pas que pour le plaisir mais par besoin vital, pour améliorer des conditions de vie que l'on qualifierait aujourd'hui de pauvres et qui pourtant alors étaient le lot de tout un chacun.

Cette fin d'après midi où je jouais seul comme à mon habitude à la fabrication de quelque bricolages sortis de mon imagination, à l'aide de vieux clous, de fil de fer, de bouchons et de tubes d'aspirine en aluminium, il me dis « tu viens avec moi ? » avec un de ces regards que je lui avais déjà vu, un regard plein de promesses . Nous sommes descendu à la remise prendre une bêche à dents et un vieux seau et de là il m'amena au bout du jardin.

Le jardin était un long ruban de terre de la largeur de la maison, montant sur le coteau. Après le jardin commençait la petite vigne qui montait encore autant et où j'aimais m'asseoir à même la terre, et rêver les coudes sur les genoux et la tête dans les mains en dominant les petites battisses blotties en contrebas les unes contre les autres devant la double rangée des platanes de l'avenue.
Arrivé au bout du jardin, toujours en silence, il planta la bêche sur le bord du tas de fumier qui se trouvait là et retournant quelques grosses mottes de terre grasse, récupéra des dizaines de gros lombrics biens dodus qui tentaient vainement de s'échapper.
Notre provision de vers étant suffisante, nous sommes redescendus à la maison après avoir nettoyé et rangé la bêche puis déposé dans la cour le seau aux lombrics.
Il était l'heure de la soupe et l'heure de la soupe c'était une heure sacrée pour laquelle aucun retard n'était permis. La vielle pendule comtoise aux flancs de bois blanc et à la peinture noircie ornée d'arabesques naïves jouait le juge de paix en sonnant la demie de six heures.
Le repas terminé nous redescendîmes à la remise.
Mon grand père remonta avec une petite caisse d'où il sortit un gros écheveau de cordeau de jardinier soigneusement lové sur lui-même et attaché par trois petites ficelles. IL déroula délicatement le cordeau sur le sol de ciment de la cour, faisant plusieurs aller-retour. Sur le gros cordon, tout les cinquante centimètres environ, étaient fixés de solides fils de nylon munis d'un gros hameçon. Mon grand père vérifia un à un tous les hameçons puis enfila sur chacun d'eux avec un grande habileté un gros vers gigotant. J'admirais ses gestes précis et mesurés qui dénotaient une grande habitude. Une fois la ligne complètement habillée il la lova avec un geste presque tendre au fond d'une vielle panière d'osier et nous partîmes sans autre équipement.
Nous suivîmes à pied la route sur deux cent mètres jusqu'à un court sentier raviné qui dévalait sur de petits jardins établis au contrebas, sur le lit moyen, au bord de la rivière. Nous descendîmes prudemment en nous accrochant aux hautes herbes tout en évitant les quelques ronces parsemées ça et là. La nuit commençait à tomber maintenant.
Depuis que nous étions sur le sentier du bord de l'eau j'observais à la dérobée mon grand père et à sa façon de détailler les moindres détails alentours, je me doutais qu'il cherchais à distinguer dans les contours flous du crépuscule la silhouette honnie du garde pêche.
Après avoir marché plus d'un kilomètre, nous nous arétames à un endroit qui n'avait rien de particulier à mes yeux.
Mon grand père posa la bourriche dans l'herbe et d'un même mouvement sortit comme par magie une petite brique pleine et rouge de sous le buisson qui était tout à coté.
 La nuit était presque là. D'un geste souple la grosse ligne de cordeau fut posée sur l'herbe, une extrémité rapidement attachée à une racine descendant dans l'eau, l'écheveau retourné dans l'herbe, l'autre extrémité nouée autour de la brique, mon grand père saisit la ligne à cinquante centimètres de la brique et la soulevant la fit tournoyer deux tours au dessus de sa tête. Un plouf mou de l'autre coté de la rivière me confirma la vision trouble que j'avais de la scène. La ligne était tendue, barrant la rivière dans toute sa largeur. Il ne subsistait rien de toute cette opération qui n'avait duré que quelques minutes. Mon grand père mis sa bourriche sur l'épaule, me fit passer devant lui et nous sommes rentrés à la queue leu leu dans la nuit sur l'étroit sentier seulement éclairé par le mince quartier de la lune montante.

Le lendemain je me réveillais en sursaut et tout de suite, à la lumière filtrant à travers les volets je compris qu'il avait préféré ne pas me réveiller.
Il avait du partir vers quatre heures du matin avant que l'aube ne pointe, non sans avoir bu comme à son habitude un bol de café et mangé un morceau de fromage avec un quignon de pain.
Je sautais du lit et courus en pyjama les pieds nus dans la cour et là, dans le baquet, il y avait trois belles anguilles en train de tourner inlassablement.
Et là m'est remonté comme une bouffée de bonheur avec le souvenir de ma première délicieuse frayeur d'enfant.

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